À l’heure où la France s’engage dans une double transition, écologique et industrielle, le rôle des acheteurs publics se transforme profondément. Longtemps confinés à un rôle d’exécutants budgétaires, ces derniers deviennent aujourd’hui des leviers de souveraineté économique, des acteurs du verdissement de l’économie, et des artisans de la relocalisation productive. Dans un contexte post-COVID, marqué par les tensions géopolitiques, la guerre en Ukraine et la dépendance aux chaînes d’approvisionnement mondialisées, les politiques publiques s’orientent vers une réindustrialisation bas carbone. Et la commande publique, avec ses 10 % du PIB national, devient l’un des instruments les plus puissants de cette transformation.
Cette dynamique pourrait cependant être infléchie par l’évolution du paysage politique. À deux ans de la prochaine élection présidentielle, les orientations futures en matière de politique environnementale pourraient être remises en question, en fonction du positionnement du futur gouvernement. Cette incertitude appelle les acheteurs publics à conjuguer ambition écologique et réalisme politique.
Une impulsion politique forte : France 2030 et la loi « industrie verte »
Le plan France 2030, lancé en octobre 2021, constitue le socle stratégique de cette réindustrialisation verte. Doté de 54 milliards d’euros, il vise notamment à développer une industrie décarbonée, renforcer l’innovation et relocaliser certaines filières critiques (batteries, semi-conducteurs, biomédicaments, etc.). Parmi les dix objectifs affichés, trois concernent directement les achats publics : soutenir l’émergence d’une industrie durable, favoriser une alimentation saine et locale, et produire plus vert en France.
Ce plan a été complété par la loi relative à l’industrie verte, promulguée en octobre 2023. Elle prévoit notamment une réduction drastique des délais d’implantation industrielle (9 mois au lieu de 17), la simplification de procédures administratives, et la création d’un cadre normatif plus incitatif pour les entreprises à impact environnemental positif. Mais cette loi introduit également un nouveau paradigme pour les acheteurs publics, en les plaçant au cœur des politiques de décarbonation.
Une commande publique de plus en plus stratégique
La commande publique française a longtemps été guidée par des critères de coût, de transparence et de mise en concurrence. Depuis la loi Climat et Résilience d’août 2021, elle est désormais un outil stratégique pour orienter l’économie vers des objectifs durables. Le Plan national pour des achats durables 2022–2025 (PNAD) impose des cibles très claires : d’ici 2025, 100 % des marchés publics devront intégrer une considération environnementale et au moins 30 % devront contenir un critère social.
Ce changement ne se limite pas à un affichage politique. Il transforme la manière dont les acheteurs rédigent leurs appels d’offres, analysent les offres et sélectionnent les prestataires. Loin d’être un simple exercice de conformité, l’intégration de critères environnementaux et sociaux devient une stratégie d’achat à part entière, en lien avec les politiques locales de transition écologique.
- Les leviers concrets à disposition des acheteurs publics
Pour faire évoluer les chaînes d’approvisionnement, les acheteurs publics disposent aujourd’hui d’une palette d’outils juridiques, techniques et méthodologiques.
- Clauses environnementales et performance carbone
L’un des leviers les plus puissants est l’intégration de clauses environnementales dans les marchés publics. Ces clauses peuvent imposer un bilan carbone des prestations, exiger un plan de réduction des émissions, ou encore conditionner l’exécution du marché à l’utilisation de matériaux bas carbone ou de circuits courts.
De nombreuses collectivités pionnières, comme la Métropole de Lyon, la Ville de Paris ou la Région Nouvelle-Aquitaine, intègrent déjà des clauses exigeant un plan de transition écologique. Ces critères ne sont pas uniquement symboliques : ils ont un impact direct sur le choix des fournisseurs, en favorisant ceux capables de proposer une offre alignée avec les objectifs de neutralité carbone.
- Critères RSE et clauses sociales
Les critères sociaux s’imposent progressivement comme un autre vecteur de relocalisation industrielle. En exigeant des garanties sur les conditions de travail, la parité, l’emploi local ou l’insertion professionnelle, les acheteurs contribuent à structurer un tissu économique ancré dans les territoires. Ces critères permettent de privilégier les entreprises de l’économie sociale et solidaire (ESS), les PME locales, ou encore les structures d’insertion.
Par exemple, un marché de construction peut inclure un pourcentage minimal d’heures d’insertion, ou réserver une part du marché à une entreprise adaptée. Ces exigences favorisent mécaniquement les fournisseurs locaux disposant de réseaux et de main-d’œuvre de proximité.
- Variantes environnementales et innovation
La possibilité d’introduire des variantes environnementales est un autre levier majeur, renforcé par la réforme de la commande publique. Cette approche permet aux candidats de proposer une solution technique plus vertueuse que celle prévue initialement dans le cahier des charges, à condition qu’elle atteigne les mêmes objectifs de performance.
Cette flexibilité favorise l’innovation locale, notamment dans les secteurs du bâtiment, des transports, de l’alimentation ou de l’énergie. En acceptant ces variantes, les acheteurs publics créent un environnement favorable aux TPE/PME innovantes et aux solutions circulaires ou bas carbone.
- Marchés réservés et préférence locale
Le droit européen interdit en principe toute discrimination fondée sur la nationalité dans les marchés publics. Toutefois, des marges de manœuvre existent. Les marchés réservés permettent de restreindre la concurrence à certaines catégories d’acteurs, entreprises de l’ESS, structures d’insertion, PME locales, à condition de respecter un cadre juridique précis.
Certains acheteurs publics expérimentent également des clauses de proximité, en exigeant une logistique courte ou une implantation régionale. Ces pratiques ne sont pas encore généralisées, mais elles démontrent que la relocalisation peut être juridiquement encadrée, dès lors qu’elle repose sur des objectifs environnementaux ou sociaux objectifs.
Tensions et arbitrages : durabilité, souveraineté, rentabilité
Si les leviers existent, leur mise en œuvre reste confrontée à de nombreuses tensions.
La première est celle de l’équilibre budgétaire. Intégrer des critères environnementaux ou sociaux implique souvent des coûts supérieurs à court terme, même si les gains à moyen terme (environnementaux, sociaux, économiques) sont avérés. Les acheteurs doivent donc convaincre leurs directions financières et leurs élus que la valeur globale d’un marché dépasse son seul prix.
Une autre tension, plus stratégique, concerne le dilemme entre durabilité et compétitivité. Aller trop loin dans les exigences environnementales dans certains secteurs où des alternatives internationales compétitives existent (textile, équipements électroniques, etc.) peut entraîner un risque de perte de marché pour les fournisseurs français. Il est donc crucial de cibler les efforts là où la France dispose d’un avantage comparatif en matière de compétences, d’infrastructures bas carbone, ou de savoir-faire reconnus : agroalimentaire durable, éco-construction, énergie renouvelable locale, etc.
Enfin, une tension juridique demeure, notamment vis-à-vis du droit européen. Le principe de non-discrimination limite les marges de manœuvre des acheteurs. Dans ce contexte, l’évolution récente de la politique environnementale européenne, marquée par l’affaiblissement partiel du Green Deal au Parlement européen, interroge la portée réelle des ambitions climatiques françaises. Cela pourrait entraîner des incohérences entre les engagements nationaux et les règles communautaires, rendant le positionnement français plus vulnérable face à des concurrents, quelle que soit leur origine (européenne ou mondiale), moins contraints.
Il s’agit donc de trouver un juste équilibre entre ambition climatique, faisabilité économique et maintien de la compétitivité. En ce sens, une commande publique stratégique, ciblée et sectorialisée représente une voie pragmatique pour concilier performance écologique et résilience industrielle.
Opportunités pour les PME et les territoires
L’évolution des politiques d’achat représente une opportunité considérable pour les PME françaises, souvent exclues de la commande publique par des critères trop stricts ou une mise en concurrence écrasante. Grâce à l’intégration de critères qualitatifs, sociaux et environnementaux, ces entreprises peuvent désormais valoriser leur ancrage territorial, leur agilité et leur engagement RSE.
Les collectivités territoriales, en tant que maîtres d’ouvrage majeurs, sont également gagnantes. Elles peuvent structurer des filières locales, créer des emplois durables, et atteindre leurs objectifs de neutralité carbone en s’appuyant sur une commande publique intelligente et stratégique.
Vers une nouvelle culture de l’achat public
La réindustrialisation verte ne se fera pas sans les acheteurs publics. En mobilisant les outils à leur disposition, en se formant aux enjeux climatiques et sociaux, et en osant des clauses ambitieuses, ils peuvent être les chevilles ouvrières d’un modèle productif durable. Il ne s’agit plus de choisir entre prix et performance environnementale, mais de concevoir une commande publique qui incarne les valeurs de résilience, de justice sociale et de sobriété.
L’enjeu est immense, mais les signaux sont encourageants. Partout en France, des collectivités, des agences publiques et des établissements de santé expérimentent une commande publique plus responsable, plus locale, plus verte. À l’échelle d’une décennie, si cette dynamique se généralise, elle pourrait transformer durablement le visage industriel et écologique du pays.
Sources:
- Plan France 2030 – http://www.gouvernement.fr/france-2030
- Loi industrie verte (2023) – Legifrance.gouv.fr
- Plan national pour des achats durables 2022–2025 – Achats-durables.gouv.fr
- Analyse Shift Project – theshiftproject.org
- Sénat : débat sur la relocalisation industrielle – www.senat.fr
- Article sur les marchés réservés – weka.fr
