En France, la clause « Molière » est un dispositif controversé inséré dans certains marchés publics, visant à imposer l’usage du français sur les chantiers. Présentée comme une mesure de protection des travailleurs face aux risques liés à la langue, elle suscite des débats sur la frontière entre sécurité, identité et libre circulation des travailleurs au sein de l’Union européenne. Cette pratique rare, mais symboliquement forte, mérite une analyse juridique rigoureuse.
Qu’est-ce que la clause « Molière » ?
La clause Molière exige que les ouvriers présents sur les chantiers financés par des fonds publics parlent français. Officiellement, l’objectif est de garantir la compréhension des consignes de sécurité et d’exécution des tâches. Dans certains cas, lorsqu’un travailleur ne maîtrise pas le français, l’entreprise doit recourir à un interprète. Cette mesure, utilisée par plusieurs collectivités (Angoulême, Pays de la Loire, Île de France, Auvergne Rhône Alpes, Hauts de France, Normandie…) soulève immédiatement des craintes de discrimination, notamment envers les travailleurs détachés.
Cadre juridique et contrôle du Conseil d’État
En décembre 2017, dans l’affaire « Région Pays de la Loire », le Conseil d’État a distingué les clauses d’interprétariat acceptées des clauses Molière, jugées trop restrictives. La clause d’interprétariat imposait aux entreprises de prévoir un interprète pour expliquer aux ouvriers les droits sociaux et consignes de sécurité, indépendamment de leur nationalité. Cette clause fut validée, car elle répondait à un objectif d’intérêt général, appliquée de façon non discriminatoire et proportionnée.
En revanche, les clauses imposant l’usage exclusif du français, les vraies clauses Molière, ont été fortement remises en cause. En février 2019, le Conseil d’État a annulé une décision de la Cour administrative d’appel (CAA) de Paris qui retenait la qualification de clause Molière, soulignant que le contrat autorisait explicitement le recours à des sous traitants étrangers, sans imposer la maîtrise du français aux personnels concernés.
Le Conseil d’État rappelle que toute mesure restreignant les libertés fondamentales garanties par le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (notamment la libre circulation des travailleurs) ne peut être admise que si elle poursuit un objectif d’intérêt général, est appropriée à cet objectif et ne dépasse pas ce qui est nécessaire.
Des décisions judiciaires divergentes, une légalité incertaine
En janvier 2018, le Tribunal administratif de Lyon a annulé une clause imposant l’usage du français sur des chantiers en Auvergne Rhône Alpes, remettant en question l’argument de sécurité mis en avant par la région. Plusieurs collectivités locales ont également adopté cette clause, ou semble l’envisager, comme dans les Bouches du Rhône, maintenant la polémique et incitant les préfets à émettre des instructions pour en limiter l’usage.
Analyse : entre protection du travailleur et discrimination
La clause Molière apparaît comme un tournant identitaire dans la commande publique. Si son but affiché est la sécurité par une meilleure compréhension, elle cible indirectement les travailleurs détachés, les invitant à maîtriser une langue nationale pour accéder au chantier, ce qui pénalise leur accès à l’emploi.
Dans une Europe fondée sur la libre circulation des travailleurs, imposer une condition de langue va audelà des principes de proportionnalité et d’égalité de traitement. Le Conseil d’État exige que toute telle clause soit strictement nécessaire et non discriminatoire, deux conditions rarement réunies dans les pratiques observées.
En comparaison : les clauses sociales comme alternative
Le droit public français autorise et encourage désormais les clauses sociales, notamment celles dédiées à l’insertion professionnelle. Elles permettent de réserver certaines heures de travail à des personnes en situation de fragilité, ou de réserver des marchés à des structures de l’économie sociale et solidaire. Ces clauses visent l’inclusion, la justice sociale et la lutte contre le chômage, tout en restant conformes aux principes du droit européen. Cela contraste fortement avec les clauses Molière, dont les finalités sont moins clairement socialement constructives, et davantage perçues comme excluantes ou protectionnistes.
La clause Molière dans les marchés publics français est un sujet rare mais symboliquement chargé, à la croisée de préoccupations linguistiques, identitaires, sociales et juridiques. Juridiquement fragile, elle se heurte aux principes fondamentaux de nondiscrimination et de libre circulation au sein de l’Union européenne. Le Conseil d’État l’a clairement encadrée : si la langue peut être requise pour la sécurité, cela doit être proportionné, non discriminatoire, et ne pas restreindre la concurrence.
En revanche, les clauses sociales offrent une voie plus constructive pour travailler l’insertion et la cohésion sociale à travers la commande publique, conformément aux législations nationales et européennes.
Sources:
Clause Molière et clause d’interprétariat https://www.marche-public.fr/Marches-publics/Definitions/Entrees/Clause-interpretariat-moliere.htm
“Clause Molière” : le Conseil d’État fait le lien avec le recours aux travailleurs détachés https://www.banquedesterritoires.fr/clause-moliere-le-conseil-detat-fait-le-lien-avec-le-recours-aux-travailleurs-detaches
Condition d’exécution : clause Molière https://www.achatpublic.info/actualites/actualites/la-clause-moliere-toujours-sur-le-devant-de-la-scene
Contrats publics : La légalité des clauses Molière en question https://sensei-avocats.fr/flash/contrats-publics-la-legalite-des-clauses-moliere-en-question
Paris region orders labourers to only speak French on building sites https://www.france24.com/en/20170311-paris-region-orders-labourers-only-speak-french-building-sites-clause-moliere
